Extrait du livres : Tiers Lieux non Lucratifs

Par Benoît Chaboud-Mollard, suite à des échanges avec Antoine Burret, chercheur à l’Institut des Sciences des services, Centre universitaire d’informatique, Unige (Genève). Son travail porte en particulier sur l’objet tiers-lieux et il est notamment l’auteur d’une thèse « Étude de la configuration en tiers-lieu – La repolitisation par le service » (2017) et de nombreux articles. Il est au co-pilotage du programme Pouvoir d’Agir en Tiers-Lieux.


On n'est pas tiers-lieu, on fait tiers-lieu

Cette idée renvoie au fait que dans le cas du concept de tiers-lieu, objet à la fois ancien (le bistrot) et neuf (comme l’illustre le dispositif de Fabriques (numériques) de territoire supporté par le gouvernement), certes la notion de lieu physique est importante – c’est là que se font ou se formalisent les rencontres, que s’y nouent des alliances, que s’y inventent et confirment des actions – mais que ce qui s’y joue va au-delà des contingences spatiales. En effet, le tiers-lieu est aussi et peut-être avant tout l’occasion d’une configuration sociale qui base son objet d’existence sur le faire, rendu possible par la disponibilité de ressources. Dit autrement, si le lieu permet l’incarnation de désirs, idées, intuitions, l’usage fait le lieu – c’est ce qui distingue d’ailleurs l’objet tiers-lieu de l’espace public pour lequel l’usage est déterminé à l’avance et arbitrairement par quelques structures (institutions, élu·es, police, publicité).

Plus loin, les tiers-lieux vise la construction collective d’objets, l’administration de quelque chose en commun. Là où pendant longtemps la rencontre dans des lieux autres que la maison, l’école ou le travail se suffisait souvent en elle-même (recherche de convivialité, de sociabilité, de retrouver ses pair·es...), on observe une évolution des sociabilités. Celle-ci se manifeste notamment dans le fait que de nombreuses personnes se rendent volontairement dans des espaces (physiques mais pas que) tiers dans lesquels la consommation n’est pas une condition de la présence et où se trouvent des ressources mobilisables, qu’elles soient juridiques, techniques, matérielles, numériques ou en terme de potentialités de rencontres entre personnes et communautés.

Le numérique au service de

À propos du numérique, Antoine Burret en parle comme d’un moyen, d’un média pouvant être mobilisé pour divers usages en lien avec les tiers-lieux. Favoriser l’échange au-delà de la rencontre physique et assurer une sorte de continuité de l’action, bien sûr. Mais aussi capitaliser sur ce qui se fabrique et s’invente dans ces lieux, et transmettre dans le temps et l’espace. Par exemple, Antoine Burret évoque les dynamiques de logiciels libres, de médiation numérique et de creative commons (wiki ou autres) à l’œuvre depuis une trentaine d’années et qui ont inspiré un usage permettant de répertorier et documenter ce qui se fabrique, créé et fait dans les tiers-lieux sur le temps long. Le tout participant de la construction, valorisation et transmission d’un patrimoine d’informations commun ; réalisé à partir d’un travail technique sur les contributions générales de contribution, et de règles déterminées à plusieurs ; et appropriable par les personnes impliquées physiquement dans les tiers-lieux mais aussi au-delà (confirmation de l’idée que le tiers-lieu dépasse sa seule dimension spatiale).

Viser l'institutionnalisation des tiers-lieux

Ici, institutionnaliser ne renvoie pas à l’opportunisme néolibéral qui consacre des deniers publics à la standardisation de lieux qui se focalisent sur l’injonction à l’innovation-toujours-plus-innovante. L’institutionnalisation pour Antoine Burret, renvoie à l’importance de faire vivre et durer dans le temps les tiers-lieux. Pour ce faire, plusieurs modèles sont mis en place et expérimentés, par exemple par l’instauration de Sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), statut juridique qui permet entre autres d’associer personnes physiques et personnes morales de droit privé et de droit public autour d’un projet commun. Toutefois, pour contrecarrer la rigidité inhérente à tout statut, d’autres formes s’inventent autour des tiers-lieux, d’autres arrangements neufs sont en redéfinition permanente. En fait, peu importe le statut (à but non lucratif ou non, par exemple), Antoine Burret insiste sur l’importance que les tiers-lieux soient au service de l’éducation politique des personnes et de leur bien-être, et qu’il constitue en cela un objet catalyseur de l’intérêt général. Son institutionnalisation renvoie à l’idée-cadre qu’il est un objet et un service, à travailler partout, en particulier dans les espaces politiques et économiques.

Transformer la société

Finalement, l’on pourrait conclure avec Antoine Burret que l’objet tiers-lieux vise à proposer des espaces-temps permettant de mettre les personnes en capacités : de faire, de penser, de travailler à leur autonomie. La dynamique des tiers-lieu n’est donc définitivement pas condamnée à pro- duire des incarnations-gadgets aux ordres d’agendas politiques normalisant. Au contraire, cette dynamique, par ses multiples déclinaisons qui sont – et font – autant de foyers critiques et de construction de propositions de faire, participe de la transformation des modes de vie et des cadres et repères de la société. Illustration flagrante avec la période ouverte en 2020 (pandémie, réponses politiques des gouvernements, leurs impacts sur l’accession à la satisfaction des besoins). Il ressort de ce moment politique la confirmation d’un mouvement à la fois construit et spontané de nombreuses personnes vers les tiers-lieux, que ce soit dans un but de subsistance et de réponse aux souffrances, mais aussi de convivialité, de réflexion et d’action. Le (bien) commun se bâtit ici.

Par Hugo Crespin-Boucaud

Des individus mus par des valeurs

Les tiers-lieux à but non lucratif hébergent un public très varié, tant par le type d’individus que par leurs fonctions (salarié·e·s, bénévoles, passant·e·s...). On peut considérer que c’est l’un des objectifs de ces espaces que de favoriser une variété de profils et donc d’activités et d’usages du lieu. En revanche, il est envisageable de mettre en avant certaines valeurs communes à toutes ces personnes. À mon sens, celles-ci s’organisent principalement autour d’un certain attrait pour le collectif, le commun et de façon plus générale le partage et l’échange. Cela est renforcé par le fait que ces lieux accueillent souvent des locaux associatifs, structures tournées vers le collectif et l’envie de se grouper pour arriver à ses fins.

Dans un premier temps, on peut voir ces valeurs et envies par le prisme de l’organisation collective, ou gouvernance de ces espaces. Celles-ci se basent sur des principes de coopération et d’horizontalité. Principes qui demandent une certaine qualité d’écoute de l’autre et la capacité à faire évoluer sa position pour établir une décision collective ne laissant personne sur le côté.

C’est en cela que j’évoque le terme de convivialité, terme lié à nos usages des lieux et à ce que ceux-ci peuvent nous renvoyer. Selon le dictionnaire Larousse, la convivialité favoriserait la tolérance et les échanges réciproques, ce qui nous renvoie à des lieux et des relations agréables où l’on peut se sentir en confiance pour s’exprimer et s’impliquer. Au sens de Ivan Illich (La Convivialité, 2003), une société conviviale est une société où les êtres humains auraient le contrôle de leurs outils, outils dont iels pourraient déterminer leurs fins et leurs usages par eux-mêmes. On trouve ici l’idée d’appropriation de l’espace et d’un lieu pouvant être construit par tout un chacun·e.

Ces valeurs semblent cardinales dans l’analyse des tiers-lieux à but non lucratif par le fait que ce sont celles et ceux qui fréquentent ces lieux qui vont déterminer les usages et aménagements. Les valeurs ont ici une portée performative, mises au service de l’action.



Des lieux façonnés, peuplés et animés par des valeurs

Ces personnes peuvent s’investir dans des lieux, il en découle une rencontre entre une personne et un espace préexistant. Ces deux éléments vont se nourrir réciproquement. Le lieu offre un cadre (surface, configuration, location) dans lequel il faudra composer, même s’il faut savoir s’en extraire. Les choix d’aménagements réalisés, eux, vont influencer et structurer les usages. C’est-à-dire définir ce qui peut être fait, les personnes qui vont pouvoir venir, voir même, les usages à surgir.

J’ai évoqué ci-dessus les valeurs pouvant animer les habitant·e·s des tiers-lieux à but non lucratif. Celles-ci vont se traduire par des choix d’aménagements et d’organisation spatiale. Mon analyse essaye de décrypter ces aménagements et les valeurs qui peuvent y être attachées. Mais ces aménagements ne sont pas systématiquement réalisés avec l’idée de traduire en actes des valeurs. Ceux-ci sont souvent réalisés pour leur aspect matériel, pratique plutôt que symbolique, mais cela n’empêche pas qu’ils soient intrinsèquement portés par des valeurs partagées dans le lieu et qu’il soit finalement possible de les rattacher à un même faisceau de valeurs. Par exemple, des associations peuvent montrer un groupement d’employeurs pour mutualiser certaines fonctions sur une base économique, mais le principe même de ce groupement s’ancre dans des valeurs de partage et de mise à dispositions de ressources communes.

Tous lieux possèdent un sas entre l’extérieur, les activités de la rue, et l’intérieur avec ses usages plus intimes. Bien souvent ces halls sont caractéristiques du reste du lieu, certains sont froids et incitent le visiteur à ne se penser que de passage, d’autres, vivants, peuvent permettre de s’approprier un bout d’espace et de temps. Ces derniers sont plus conviviaux, car ils permettent de s’identifier à l’espace, pour ce faire ils sont souvent équipés d’un mobilier pouvant être déplacé, et portent les traces des différents habitant·e·s du lieu. En effet, l’espace n’est pas immuable, chacun·e doit pouvoir se le réapproprier. Comme je l’évoquerai par la suite, ces lieux peuvent avoir une multitude d’usages, mais il faut souligner que ces espaces centraux ont souvent des usages autour de l’échange. Les espaces communs sont particulièrement concernés par ces aspects, que ce soit les halls d’entrées, les cuisines ou encore certaines salles de réunions. Ce sont des lieux où peuvent se tenir des réunions ou des repas, ce qui peut favoriser une forme de cogestion, quoi de mieux pour parler de la vie d’un lieu qu’en étant en son centre.

Il en va de même pour les espaces café, qui sont des espaces très importants pour ces structures accueillant du public ; ils sont intrinsèquement un lieu de rencontre. Ces espaces sont très ouverts et intégrateurs. Ils sont au cœur des tiers-lieux à but non lucratif et permettent de créer du commun, d’hybrider les pratiques. Cela peut faire émerger des idées par l’échange entre différents individus véhiculant envies et projets. En cela, ces rencontres se font de façons informelles et spontanées partant de l’idée que la convivialité crée la rencontre.

Pour renforcer cela, il n’est pas toujours nécessaire de délimiter les espaces, ni de les nommer. Ce qui consiste à laisser une forme de vide. Ce vide doit permettre à tout un chacun·e de se positionner comme iels le souhaitent dans l’espace et de pouvoir faire évoluer les usages. Par exemple, un espace de convivialité pourra être considéré à la fois comme un espace de restauration, un lieu d’attente, une salle de réunion, un espace de repos... Cette appellation va favoriser l’échange et faire se croiser plusieurs usages. Il sera plus facile de passer d’un usage à un autre mais aussi de s’identifier dans ce lieu qui n’est pas nécessairement délimité et normé.

Ce sont ces aspects qui vont permettre à des militant·e·s associatifs, des bénévoles du lieu et des salarié·e·s de se croiser, rendant possible les échanger sur les pratiques et les projets de travail, l’engagement et la vie du lieu ; voire les impliquer dans celui-ci. La rencontre peut aussi se concrétiser par des dynamiques d’entraide entre bénévoles afin de partager des connaissances telles que l’informatique pour aider les personnes les plus en difficultés. Ce type de rencontres peut permettre des processus de test, de mettre en œuvre à petite échelle avec moins de risques des projets et des actions. Ce peut être, par exemple, le test d’un nouveau service, d’un système de prêt de livres ou d’objets, ou de tester directement avec des personnes âgées fréquentant le lieu un dispositif d’accessibilité afin de voir s’il répond aux besoins et identifier les potentiels bugs et problèmes.

Tout cela peut se mettre en œuvre de façon spontanée grâce à des espaces d’échanges créés par des activités, ou des espaces physiques. Plus généralement, cette envie de rencontre se traduit souvent par le croisement d’activités en les faisant au même moment ou en croisant les typologies d’ateliers dans la vie du lieu.



La vie du lieu et son animation peuvent occuper une place centrale. Cela implique une attention plus importante sur les valeurs du lieu et de son organisation. C’est dans ce contexte qu’est affirmée la volonté d’avoir une action transversale afin de ne pas s’enfermer dans des silos ; s’affranchir des cadres pour se donner une liberté d’action et hybrider les pratiques. En ce sens, la mutualisation peut être perçue comme une finalisation de cette transversalité. Même si la finalité économique, visant à réduire les coûts grâce au partage d’outils ou de lieux peut être importante, elle est rarement au cœur de cette mutualisation, l’idée étant de créer du commun. Cette idée de commun est analysée par Pascal Nicolas-Le Strat dans Le Travail du commun, 2016, il définit le commun comme un « fort désir politique de reprendre en main les questions qui nous intéressent collectivement ». Cette notion contient de façon intrinsèque l’émancipation et l’autonomie en laissant faire les personnes concernées. La mutualisation va de pair avec une certaine hybridation des pratiques, car la gestion collective implique de l’échange sur les usages. Comme je l’ai évoqué, cette mutualisation peut permettre de faire émerger la convivialité au sens d’Illich, c’est-à-dire que les outils maîtrisés, leurs finalités et usages seront définis par des échanges entre être humains.

Cette volonté de commun, au sens politique, est très importante dans les tiers-lieux à but non lucratif. Cette envie se concrétise dans les rapports humains et la place de la rencontre. En effet, la rencontre se construit autour du faire, de l’agir des personnes et par l’autogestion des espaces.

À cela s’ajoute l’idée que chacun·e peut apporter sa contribution au lieu et que l’évolution permanente peut permettre de conserver une certaine vitalité. C’est en ce sens qu’il semble intéressant de se pencher sur la place du vide dans l’aménagement de nos espaces.

Dans sa dimension physique, le vide, ou du moins la liberté d’usage, est importante. L’espace de cafétéria peut être considéré comme un lieu appropriable par tou·te·s. En effet, il est facile d’avoir une assignation d’usages peu forte sur les lieux de repas, d’autant plus quand ceux-ci sont centraux, car ces aspects favorisent le passage, la circulation. Ce mouvement va permettre l’émergence d’une multitude d’usages (repas, réunions, attentes, discussion informelles) et donc, progressivement, une forme d’attache et de réappropriation de l’espace. Ces espaces sont souvent accueillants avec la possibilité de s’asseoir confortablement, de déplacer le mobilier et souvent d’y boire un café gratuit ou peu cher. Ces conditions permettent à tout individu de venir pour investir les lieux et travailler, effectuer des rencontres, faire des expositions... Cela amène des usages n’ayant pas été pensés à l’origine mais dont leur réalisation peut permettre d’attirer d’autres personnes, d’occuper de façon plus importante les lieux et de permettre l’investissement de ceux qui le souhaitent. Ce genre de lieu est une opportunité, car cela amène à rencontrer un collectif bienveillant et prêt à apporter son aide comme je l’ai évoqué ci-dessus. Cela offre un espace d’expérimentation à moindres frais pour celles et ceux souhaitant tester des actions. Ce vide permet de renforcer l’idée d’un espace de centralité et pouvant faire office d’espace ressource. L’absence de vide peut faire disparaître la spontanéité, l’impensé, l’improvisation, car les espaces trop normés, cadrés, pleins, ne permettent pas ces formes d’à côté.