Les nouveaux biens communs

Emmanuel Dupont & Edouard Jourdain
Editions de l'Aube

L’apport déterminant d’Elinor Ostrom


Il ne serait pas possible de parler d’un renouveau des communs sans évoquer les travaux de l’économiste et politologue Elinor Ostrom, opportunément récompensée d’un Prix Nobel en 2009. Ils participent d’une véritable réhabilitation, tant doctrinale que politique, nourrie de nombreuses observations empiriques de communs (en charge, par exemple, de systèmes d’irrigation, de pêcheries, etc.). De ses travaux, retenons deux points nous intéressant particulièrement.

Face à la tradition économique libérale, qui considère que seuls quelques biens présentant des caractéristiques spécifiques (non exclusifs et non rivaux, pour reprendre la célèbre taxonomie de l’économiste Paul Samuelson) ne sont pas destinés à être gérés par le marché, Elinor Ostrom témoigne qu’un ensemble plus vaste de biens ou de ressources peut être mis en commun. Ses travaux soulignent aussi, contre la vulgate libérale arguant du caractère utopique ou de l’inéluctable « tragédie des communs », que les communs sont économiquement efficaces. Ce faisant, elle participe d’une pensée économique donnant une importance essentielle aux institutions.

Plus précisément, Elinor Ostrom porte et valide empiriquement le très important concept de « faisceaux de droits » consistant à reconsidérer la notion de propriété en rééquilibrant les droits liés à la propriété et les droits liés à usage, et ouvrant la possibilité de donner corps au concept de propriété commune. Ce faisceau de droit procède d’une définition de la propriété décomposée en cinq droits : le droit d’accès, le droit de prélèvement, le droit de gestion, le droit d’exclure, le droit d’aliéner. Ces droits se répartissent schématiquement entre quatre catégories d’acteurs : propriétaire, propriétaire sans droit d’aliénation, détenteurs de droits d’usage et de gestion, utilisateur autorisé. Cette approche permet d’identifier des régimes de propriété se composant et se décomposant selon la distribution des droits qu’ils incluent (par exemple, la propriété peut se composer de droits clairement définis sans que cela implique qu’ils intègrent le droit d’aliéner).

Au-delà de leurs apports économiques et juridiques, les travaux d’Elinor Ostrom soulignent ce que nous pourrions appeler une première dimension instituante des communs, soit la capacité d’une communauté à se constituer et à durer, par la mise en place de bonnes règles de gouvernance. Ces dernières sont exigeantes en ce qu’elles requièrent des usagers véritablement dépendants de la ressource (donc très concernés) et une vision partagée de la ressource (fondant un accord minimum). La coopération entre les parties prenantes doit être égalitaire, fondée sur la confiance et la réciprocité : les règles qui l’encadrent doivent être en conséquence et valider la capacité et la responsabilité de chacun. Elles doivent aussi porter une attention toute particulière aux mécanismes de prise de décision et de résolution des conflits. Dernier point qui caractérise ces communautés de gestion, elles doivent, selon Elinor Ostrom, obtenir l’appui et la reconnaissance d’institutions plus larges pour pouvoir se maintenir.

Ces travaux constituent une base empirique et analytique essentielle pour penser les communs. Plus largement, ils ouvrent la voie à une réflexion plus institutionnelle sur l’organisation politique de nos sociétés. Deux points nous semblent importants.

Le premier, c’est que les individus sont dotés d’une réelle capacité à entrer en coopération et à concevoir des règles de coordination et de gestion allant dans ce sens : les ressorts de l’intérêt privé et la compétition (pour les tenants du marché) ou de la hiérarchie et de la délégation (pour les tenants de l’État) ne sont que deux modes de gestion/distribution de la ressource parmi d’autres et manifestent en de très nombreuses occasions leur inadaptation à la situation. Les communs présupposent et consacrent un principe de responsabilité partagée des individus.

Le second point, c’est l’idée que l’efficacité et le développement des communs doivent s’inscrire dans un cadre institutionnel, comprenant l’État et le marché. Cette approche participe d’une sorte de réalisme économique, mais aussi politique. Elinor Ostrom valorise donc les échanges et les perméabilités entre les communs, le marché et l’État, en les rapportant fréquemment à des enjeux de coopération entre échelles géographiques (le commun étant plutôt local et l’État supra-local). Assumant pleinement la diversité et la combinaison des niveaux de prise en charge des biens et des ressources, Elinor Ostrom développe le concept de « polycentrisme politique ». Outre leurs compétences à se mettre en coopération, à ériger de bonnes règles de gestion, les communs participent donc d’un véritable savoir-faire sociétal à combiner des régimes d’action différents6. Cette compétence a été parfois mal comprise et réduite soit à une sorte d’idéal de cohabitation harmonieuse, soit à une triste nécessité avec laquelle composer. La critique n’est certainement pas dénuée de fondement, mais elle omet de souligner qu’Elinor Ostrom élabore sa thèse sur le polycentrisme dans une visée de rééquilibrage de rapports institutionnels très asymétriques. Surtout, elle ignore qu’à travers la combinaison des régimes se matérialise la question essentielle des rapports d’échelles géographiques7. Nous le verrons, c’est, en effet, un problème et un enjeu déterminant pour penser le développement des communs, notamment lorsque l’on souhaite penser la gestion collective de biens ou de ressources à grande échelle (le numérique étant une exception notable).
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